GRAU-GARRIGA ET JULIEN GRACQ
« J’aurais voulu le rencontrer », nous avoue-t-il dans son entretien de juin 2009.
L’estime que porte Grau-Garriga à l’écrivain angevin est, avec l’évocation de l’Insurrection vendéenne, un des points de départ et d’originalité de cette exposition. Ainsi s’expliquent les quelques œuvres réalisées « en hommage à Julien Gracq », dont les cartels pourront surprendre le visiteur.
Les deux hommes, il est vrai, détestent viscéralement tout ce qui peut ressembler de près ou de loin à un embrigadement, voire à une allégeance quelconque. A priori on perçoit quand même plus aisément les contrastes, voire les antinomies qui séparent les deux personnalités. Discrétion, parcimonie des effets, culture classique d’un côté. Exubérance baroque, cosmopolitisme, culture populaire de l’autre !
Et pourtant… Quand on questionne plus précisément Grau-Garriga, on obtient des éléments de réponse. Ils sont d’autant plus intéressants qu’on ne les attend pas vraiment.
"Je l’ai beaucoup lu, et avec plaisir : il a une façon d’écrire qui me rappelle parfois ma manière de penser. Dans son style il y a comme un fil qui se déroule tout seul, c’est comme un monologue qui se suffirait à lui-même. Et ça me plaît ! Je pense que son originalité vient de là. Nous ne sommes pas les seuls à avoir un esprit qui marche comme ça. Il a trouvé (sans le chercher, sûrement parce que c’était sa nature qui l’y portait), dans le grand domaine de la langue et de la grammaire sa façon à lui d’écrire et de faire des descriptions – il décrit beaucoup : il était géographe. Il le fait avec des images de la nature mêlées à des scènes historiques transformées à sa façon. Je trouve ça plaisant. Et puis c’est très dense !"
C’est donc une parenté de tempérament, une affinité stylistique profonde (le « libre mouvement orienteur de la phrase », son « élasticité » latine, disait l’écrivain), une manière d’appréhender puis de rendre artistiquement une expérience particulière du monde, qui rapprocheraient les deux artistes. Admettons avec modestie que les créateurs sont les mieux placés pour déceler ces sortes de familiarités qui les unissent secrètement : elle se bâtissent sur des critères trop ténus, trop intimes pour être facilement accessibles à des regards critiques extérieurs, fussent-ils très exercés.
DONNER À VOIR
"J’aurais voulu tout dessiner pour le comprendre et le faire connaître aux autres."
(Grau-Garriga, à propos de ses premiers dessins d’enfant)
L’œuvre, chez Grau-Garriga, qu’elle soit de petite ou de grande taille, accroche immédiatement le regard. Elle se montre, s’exhibe même, avec des pouvoirs de séduction multiples : force du thème, épaisseur ou variété de la matière picturale, jeu des couleurs…
La liberté, voire la désinvolture des compositions, encore soulignées par l’éclatement fréquent des segments de vieux cadres utilisés, par les coulures et par l’anarchie apparente des empâtements de peinture, sont d’abord faites pour retenir l’attention. On reconnaîtra peut-être là un des procédés typiques des parades de foire, où il faut impérativement accrocher le regard des passants. Les choses sérieuses ou du moins plus raffinées pourront venir après !
ÉMOUVOIR
"Les œuvres de Josep Grau-Garriga, leurs matières sensuelles se destinent aux yeux, aux caresses de la peau, à la pensée, aux émotions, à la délectation."
(Gilbert Lascault, 2002)
L’œuvre est sensuelle. Elle touche immédiatement par les couleurs, la composition, les matières utilisées… Avant même d’analyser les impressions, on est capté par les procédés utilisés, souvent inattendus, voire bizarres. On sourit. On s’approche davantage. On prend du recul. S’agit-il de « peintures », à proprement parler ? Les légendes évoquent des « techniques mixtes », concept qui permet de mêler peintures, tissus, vêtements, tubes de peinture, tous objets qui évoquent la vie de l’atelier, de la famille, les saisons, la nature, les bonheurs ou malheurs du quotidien… A nous d’entrer dans le jeu, ou de rester en retrait. C’est la liberté du spectateur !
UN LANGAGE « PRIMITIF »
"Le mystère de ces formes avait quelque chose de sacré (…) et je percevais que l’art était au service d’une idée, non des formes, juste destinées à créer de la beauté."
(Grau-Garriga, à propos des fresques catalanes du XIIIe siècle, propos recueillis par Ramon Grau Soldevila, 2005)
Grau-Garriga n’appartient à aucun mouvement particulier, même si sur tel ou tel aspect de son œuvre il se sent quelques affinités avec d’autres artistes ou avec des tendances actuelles. L’esprit d’école lui est totalement étranger. Ce n’est donc pas par le biais d’un classement quelconque qu’on trouvera la meilleure entrée dans son monde.
Quand on l’interroge sur ses références, il rappelle souvent l’esprit des fresques romanes, qui ornaient églises et monastères de sa Catalogne natale. Cette manière simple et directe de s’adresser aux fidèles, en s’appuyant sur leur expérience vécue au jour le jour lui est aussitôt apparue comme la voie la plus naturelle de pratiquer son art.
« J’ai réalisé mes premières expériences de peinture murale dans la cave de la maison », déclare-t-il, avec le sourire.
Il aime aussi évoquer ces
« décorations pour les fêtes que les gens du village réalisaient d’une manière spontanée et enthousiaste… les couvre-lits de couleur aux balcons… l’ornementation florale des rues pour la Fête-Dieu », qui l’ont marqué dans son enfance. Il y a indéniablement chez lui une nostalgie des fêtes religieuses, où chacun était invité à s’impliquer. Le goût des brocards, d’une certaine somptuosité dans le décor, du théâtral, des « installations » n’est pas étranger à ces souvenirs. Pas par esprit religieux, à proprement parler, mais sans doute pour se rapprocher de ce qui lui paraît être une des sources vives de la vie artistique : le sens de la fête, d’une manifestation forte et élevée de la vie du groupe.
LE TEXTILE, UN MATERIAU PROCHE DE LA VIE
On s’aperçoit vite que le tissu est un matériau privilégié de l’artiste. Il est l’instrument par excellence du spectacle théâtral : décors et costumes, comme on vient de le voir.
Mais c’est aussi, à ses yeux, comme
« une seconde peau ». « Il est étroitement lié à la vie de l’être humain ». En ce sens, comme il l’explique dans un entretien accordé à F.-X. Alexandre, en 1994, il peut devenir une source d’émotions plus directe, plus intime, plus « primitive ».
Les objets divers qui complètent la liste (toujours ouverte) des inclusions possibles des tableaux de Grau-Garriga n’appartiennent jamais à un système impersonnel de récupération, sur le mode de ce que l’on peut trouver dans les brocantes ou les vide-greniers. Exception faite des vieux cadres baroques ou du XIXe siècle, des gravures des XVIIe-XVIIIe siècles et d’instruments agricoles ou artisanaux, presque tous ces objets, surtout dans les deux dernières décennies, appartiennent à la sphère intime et familiale de la vie de l’artiste. Elles ont donc une fonction autobiographique marquée. Non que l’artiste tienne à raconter sa vie, ni à se confesser comme Jean-Jacques ! Ni uniquement parce qu’il est douloureux pour lui de se séparer de vêtements ou d’objets liés émotionnellement à sa vie. Un vaste grenier suffirait. Mais peut-être parce que ce marquage territorial est vital pour lui. Plus profondément et, en tout cas, plus efficacement pour le spectateur, parce que ces artifices autobiographiques font partie de son système d’expression artistique : ils lui permettent, par un jeu de projection simple, de réactiver les souvenirs et les émotions propres à chacun. Vieux rasoirs, pinceaux usés, bobines de fil, casseroles ou poêles, chaussures d’enfant, etc. évoquent pour tous le temps qui passe, les enfants qui grandissent ou qui nous quittent ou tout simplement la personne qu’on était quelques jours, quelques semaines avant, le temps qui n’est déjà plus…
La tapisserie, elle aussi, loin des ateliers classiques, trouve des formes, des couleurs et des volumes bien à elle, plus libres, plus « rudes », qu’elle s’impose dans la douceur voluptueuse de ses points, de ses matériaux… ou dans la somptueuse majesté de ses drapés et la fulgurance de ses teintures. Apparaît ici un savoir-faire magistral, qui remonte à loin ! Sant Cugat avait été un centre de création tapissière. Grau-Garriga a participé à maintenir cette tradition et a même fondé sur place une école catalane moderne, ouvrant des voies nouvelles par rapport aux techniques d’Aubusson, dont Jean Lurçat ne s’était jamais éloigné.
UN PROCÉDÉ RÉCURRENT : LE COLLAGE
La recherche de l’expressivité, telle que la conçoit Grau-Garriga, ignore les distinctions classiques de genres, celles qui isolent artificiellement peinture, tapisserie, dessin, gravure. Elle ignore aussi la hiérarchie des matériaux : nobles ou communs, ils ont tous un rôle à jouer !
Le procédé du collage ou de l’inclusion perturbe encore davantage le jeu des références classiques. Or il est constant aussi bien dans les peintures (depuis les années 70), les tapisseries, les sculptures et même les dessins et les gravures.
Le but semble être de créer une imbrication permanente entre le monde imaginaire de l’artiste, tel qu’il apparaît notamment dans la composition, le choix de la palette, la suggestion d’une ou de plusieurs thématiques, et, d’autre part, le monde « réel » de la vie quotidienne, familiale ou sociale, de l’histoire au présent, telle qu’elle se manifeste dans sa fidélité ou ses manquements aux idéaux humanistes les plus universels. Chaque œuvre, chaque exposition se présentent ainsi comme un champ d’affrontements, comme un spectacle « engagé », où tout le monde peut se sentir concerné pour peu qu’on veuille bien s’y impliquer. Les collages ne sont donc jamais purement esthétiques, en tout cas jamais gratuits. Ils font partie intégrante d’une méthode de prise à partie du spectateur.
L’artiste n’évoque pas sans nostalgie
« les Fêtes Dieu de (son) enfance, qui changeaient l’aspect des rues du village ( …) et faisaient participer les gens à ce changement. » Pour passer à une échelle plus grande, c’est le même but que Grau-Garriga cherche à atteindre dans ses « installations » éphémères, créées autour d’événements et d’espaces symboliquement forts. Qu’il s’agisse d’un tableau, d’une tapisserie ou d’une installation sur site, au fond, il s’agit toujours de la même chose : transformer, métamorphoser un « sujet » pour lui donner un éclairage, un sens nouveaux. Il faut exercer une certaine violence ou une pédagogie efficace pour faire sortir des habitudes : justement, le principe du collage possède cette double vertu de distraire et d’intriguer.